Les théories du feu de Voltaire et madame Du Châtelet
Résumé
Pendant l'été 1737, Voltaire termine la rédaction de son Essai sur la nature du feu et sur sa propagation, qu'il présente pour le concours de 1738 de l'Académie des Sciences. A son insu, Madame du Châtelet décide de concourir également. Leurs Mémoires, quoique non couronnés, seront publiés. Comme l'a montré Robert Walters en 1967, l'influence des idées de Leibniz, qui explique les modifications que la marquise apporta à son traité pour sa réédition de 1744, ne peut être invoquée en 1737 pour rendre compte des importantes différences entre ses analyses et celles de Voltaire.
Je me propose de rechercher les raisons de cette divergence. Madame du Châtelet dispose des mêmes informations que Voltaire, elle assiste aux mêmes expériences, mais elle n'en tire pas les mêmes conclusions. Nos deux auteurs développent deux interprétations opposées des chapitres sur le feu des Elementa Chemiae (1732) du célèbre chimiste hollandais Hermann Boerhaave, ouvrage qui constitue une part importante de leur documentation. Voltaire, sous l'influence de son ami 'sGravesande, disciple de Boerhaave, dont il a suivi les cours quelques mois plus tôt, et avec lequel il est toujours en correspondance, considère que Boerhaave est newtonien dans sa méthode : il ne forge point d'hypothèses, mais se livre à des expériences. C'est donc parce qu'elle permet d'illustrer la pensée et la méthode de Newton que la question du feu intéresse Voltaire.
Mais il y a chez Boerhaave quelque chose qui semble échapper à Voltaire et qu'aperçoit bien madame du Châtelet. Boerhaave, qui est d'abord médecin et chimiste, alors que ses disciples 'sGravesande et Musschenbroeck sont mathématiciens et physiciens, est encore tout imprégné des doctrines chimiques du XVIIe siècle ; il ne songe point à une rupture entre chimie et alchimie, mais plutôt à un progrès : on s'éloigne des chimères en perfectionnant la doctrine. Dans le texte de Boerhaave, ce sont donc les idées anciennes sur le feu, être subtil et principiel présent en toute chose, que madame du Châtelet découvre. Cela ne cadre pas avec la physique de Newton.