De l'oubli, ennemi de la mémoire, destructeur du passé, que dire ? En elle-même, cette puissance toute négative semble n'être rien. Mais alors, où et comment l'appréhender dans sa nature propre ? Les spéculations philosophiques n'apprennent rien : elles se contredisent. « La philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli » pourrait être « moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses » (affirme le Narrateur. Pour légitimer un tel paradoxe, il invoque les découvertes de l'archéologue : ne ressuscite-t-il pas « l'émanation plus dense, immémoriale et stable » d'un passé persistant au coeur du présent ? Peut-être, mais l'inverse est aussi vrai : l'érudition « parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s'entassant ? » Pour savoir ce qu'est l'oubli, il faut donc en saisir le travail là même où il opère : en nous. Ce retour à soi ne peut toutefois pas être confié à la seule conscience : comment ferait-elle la lumière sur ce qui la déborde de tous les côtés ? « Notre vie […] pleine d'oublis, de lacunes, d'anxiétés vaines, [est] pareille à un songe ». Le rêve ne cesse de déplacer la frontière entre mémoire et oubli : telle image qui nous hante, car elle flotte dans notre pensée « comme une Délos fleurie », est toute cernée d'oubli. À quel pays, à quel temps, à quel rêve l'attribuer ? La conscience qui veut identifier les phénomènes de l'esprit, souvent échoue. Il convient donc de revenir à la racine du savoir : le « peu de vérité » à « extraire » d'une expérience comme l'oubli ne peut être trouvé que par la façon dont celui-ci nous affecte. Proust et l'oubli créateur Pour L.F De l'oubli, ennemi de la mémoire, destructeur du passé, que dire ? En elle-même, cette puissance toute négative semble n'être rien. Mais alors, où et comment l'appréhender dans sa nature propre ? Les spéculations philosophiques n'apprennent rien : elles se contredisent. « La philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli » pourrait être « moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses » (I, 469 1) affirme le Narrateur. Pour légitimer un tel paradoxe, il invoque les découvertes de l'archéologue : ne ressuscite-t-il pas « l'émanation plus dense, immémoriale et stable » (II, 711) d'un passé persistant au coeur du présent ? Peut-être, mais l'inverse est aussi vrai : l'érudition « parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s'entassant ? » (IV, 301) La nature, dans son extériorité de nature, est insensible ; elle ne connaît ni mémoire ni oubli : « quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique » ; « dans sa divine enfance », elle « oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs » (II, 679) et n'en a cure. Pour savoir ce qu'est l'oubli, il faut donc en saisir le travail là même où il opère : en nous. Ce retour à soi ne peut toutefois pas être confié à la seule conscience : comment ferait-elle la lumière sur ce qui la déborde de tous les côtés ? « Notre vie […] pleine d'oublis, de lacunes, d'anxiétés vaines, [est] pareille à un songe » (III, 654). Le rêve ne cesse de déplacer la frontière 1 À la recherche du temps perdu, nouvelle édition en quatre volumes dirigée par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1987-1989. Le chiffre romain indique le tome, le chiffre arabe, la page.