Le " printemps arabe ", entre débat de normes et renormalisation
Résumé
À propos des soulèvements en Égypte ou en Tunisie, un certain nombre d'interprétations, fortement médiatisées n'ont bien souvent rien fait d'autre que de relayer des fantasmes bien ancrés au sujet des réseaux sociaux et leurs bienfaits pour la démocratie dans un contexte de mondialisation. Parmi ces fantasmes, généralement encouragés par ceux qui font commerce d'Internet, on relèvera l'idée de changer le monde à l'aide d'un ordinateur, ou que l'accès partagé aux nouvelles technologies tendrait à égaliser la répartition des pouvoirs politiques, etc. Cet optimisme dominant s'est heurté à un argumentaire contradictoire, porté par des spécialistes comme Cottle (2011), qui ont rappelé le rôle des conditions historiques endogènes, notamment que tout soulèvement utilise des moyens de communication, ou que d'autres soulèvements ont précédé ces événements: la diffusion de technologies nées en Occident ou aux États-Unis ne suffit donc pas à expliquer la situation politique présente. Ce double mouvement permet alors d'envisager une étude plus fine des réseaux numériques arabes, dont l'émergence implique la révision de la carte de la communication politique. Les acteurs de l'espace numérique sont des individus, mais aussi des organisations politiques ou économiques qui défendent des intérêts privés et qui tentent d'imposer des " bons usages " d'Internet, ce que révèle par exemple l'analyse du slogan " don't be evil " de Google (Simonnot et al., 2009). Pour comprendre les débats publics sur les réseaux sociaux arabes, il est donc nécessaire de retrouver, derrière la notion d'identité numérique, souvent utilisée pour désigner le phénomène de la " production soi " (Cardon et Delaunay-Téterel, 2006) du blogueur ou de l'usager d'un réseau social, sa dimension collective. Aucun militant du web ne rédige seul, pour lui ou sur lui: il prend part à des débats organisés collectivement, il défend ou révise ses valeurs qui sont plus ou moins partagées. Il s'inscrit en outre dans des identités collectives, professionnelles ou politiques, et envisage, de manière plus ou moins explicite, de défendre des valeurs à partager. Ce faisant, il communique: le plus souvent il cohabite (Wolton et al., 2009) ou gère sa présence (Merzeau, 2010), plus rarement il transmet ou influence. Mais aussi, il modifie le médium lui-même, les règles de la communication. Sur Internet, les outils et les interfaces évoluent en fonction de l'activité des usagers, le plus souvent réduite aux traces abandonnées (Denouel et Granjon, 2011). Enfin, l'expérience de l'utilisateur modifie sa pratique d'écriture en fonction de règles affirmées ou supposées. De ce fait, les identités sont elles aussi conduites à évoluer dans le champ d'une culture numérique qui contient partiellement des normes, c'est-à-dire des conceptions plus ou moins explicites de ce qui est normal par opposition à ce qui est pathologique. Dans ces conditions, quel modèle de communication rendra compte des débats identitaires ? La proposition de Habermas (1998) de concevoir l'espace public comme un lieu de débat rationnel entre faits et normes rend insuffisamment compte, selon nous, du mode d'argumentation propre à la rhétorique des réseaux sociaux. Les concepts de " débat de normes " et de " renormalisation " (Schwartz, 2003) nous semblent assez bien rendre compte de l'activité communicationnelle numérique dans la mesure où il s'agit d'une activité en devenir. Comme le remarque Canguilhem (1966), la norme n'est pas fondamentalement ce qui soumet la vie ; c'est plutôt la vie qui crée des normes. Fut-ce de manière microscopique, et malgré les affirmations militantes, les normes qui organisent les débats publics sont réajustées, modifiées, elles font évoluer le registre du normal. Comme le remarque Proulx (2002), " les parcours d'usage se tissent dans un environnement normatif en transformation ". Nous pensons pour notre part que les processus de réflexivité, voire d'" autoréflexivité " (Romeyer, 2004) influencent fortement ces transformations, ce qui implique un aller-retour constant entre le développement des objets techniques et l'activité humaine d'écriture. Les normes de communication, propres aux médiums, sont inséparables des normes individuelles ou collectives, propres aux acteurs. Le mode d'existence de ces objets techniques implique un " pli " (Latour, 2010) qui rend indistinct le projet technique du projet humain. Ainsi le support numérique modifie la manière d'écrire et de penser des usagers. Dans le cas du " printemps arabe ", il devient alors intéressant de montrer l'influence que le support exerce sur les discours des parties prenantes. Notre hypothèse est que les réseaux sociaux augmentent la réflexivité des acteurs, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Pour mettre à l'épreuve cette hypothèse, nous avons analysé vingt blogs de militants tunisiens et égyptiens à forte audience. L'analyse de ces discours a permis de mettre en évidence une classification des figures de la rhétorique réflexive. Nous avons distingué, dans notre analyse, les assertions réflexives des autres types d'assertion, ayant eu un rôle de connaissance, d'organisation ou de transmission d'émotions. Nous avons aussi réalisé une enquête auprès de ces militants pour éclairer ces analyses. Enfin, nous avons comparé ces discours avec ceux produits dans des réseaux sociaux: Twitter et Facebook. L'analyse des résultats nous permet de dresser une typologie de la rhétorique réflexive des acteurs, c'est-à-dire un mode d'argumentation censé produire des prises de conscience chez le lecteur concernant ses conditions de vie. La question de transformer cette normativité du vivant en un " ensemble de règles de conformité ", voire de standards, qui intéressent M. Perriault (2006), indique ici une limite de notre travail sur laquelle nous ne nous prononçons pas. Ainsi, nous constatons que l'arrivée de nouveaux médias dans l'espace public de la Tunisie et de l'Égypte a modifié les normes non institutionnalisées de la communication politique, transitant d'un espace national relativement bien cadré vers un espace mondial, selon un triple mouvement. Premier mouvement: l'état normal, celui de la légitimité politique, est devenu l'état pathologique de la dictature aujourd'hui majoritairement reconnu. Ce mouvement ne soit pas occulter l'ensemble des débats de normes, peu unanimes, qui ont entraîné des révisions de leurs normes par les acteurs, dans le cadre d'une " renormalisation ". Enfin, troisième mouvement, les nouveaux médias ont renforcé un processus d'identité et de réflexivité collective, selon lequel, comme le remarquait Dahlgren (2000, p. 178), " le net tend à déterritorialiser ". De ce fait, les nouveaux espaces publics virtuels entraînent le devoir-être d'un tunisien ou d'un égyptien dans un espace mondial, un espace de normes mondialisées, et qui prétend accéder à l'universel.
Origine | Accord explicite pour ce dépôt |
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