Les stratégies de l'éphémère : les normalisations techniques comme dispositifs de destitution
Résumé
On peut considérer une norme comme une règle qui ne peut pas ne pas être appliquée. Sous cet aspect, les normes anthropologiques, culturelles, normes héritées qui structurent, par imprégnation et imitation, l'appareil cognitif des petits humains et construisent les conditions de leur rapport au monde, sont le cadre de toute action collective et la dimension essentielle des formes sociales institutionnalisées. les normes techniques, normes de droit, de marché, d'innovation, militaires... sont quant a elles des artefacts, des règles inventées, négociées, qui sont présentées comme des dispositifs de stabilisation des relations sociales ou des relations marchandes. elles structurent l'ensemble du monde vécu des sociétés " modernes " et leur expansion est littéralement exponentielle dans le dépassement de cette modernité que de nombreux auteurs analysent comme le passage a des sociétés et des formes d'entreprises " post-moderne ". nous voudrions soutenir dans cette communication l'hypothèse selon laquelle les processus de normalisation techniques ne sont pas des dispositifs de stabilisation, mais de dislocation des normes culturelles et des formes sociales institutionnalisées. Ce phénomène que, derrière Castoriadis nous appelons " destitution ", est nous semblet-il au cœur du basculement des entreprises - et des différentes administrations ou associations - vers des logiques de projet qui peuvent être analysées comme des logiques " d'éphémérisation " et de dislocation de leurs formes antérieures. Cette logique de l'éphémère semble d'ailleurs, sous l'impulsion de la diffusion générale des normes techniques portées par les entreprises projets industrielles et financières, en passe de devenir une logique sociale globale et, paradoxalement, une norme anthropologique. il s'agit donc de penser les processus de normalisation techniques, qui articulent et mêlent les normes de droit et les normes de marché, d'abord comme des processus de dislocation et d'émergence et non d'abord, comme ils sont le plus souvent analysés, comme des processus de stabilisation et d'institutionnalisation. Bien entendu, ces différents processus d'institution et de destitution sont étroitement mêlés, imbriqués. on peut aussi soutenir qu'il n'y a pas de processus de destitution qui ne soit également, dans le même mouvement, un processus d'institution. Mais ce qui décline et disparaît est plus spectaculaire que ce qui émerge et tente de se développer.nous voudrions montrer dans cette communication combien ces mouvements rapides de destitution, qui renvoient à des processus de normalisation ou stratégies de l'éphémère, concernent tout particulièrement le système de santé et ses professionnels. et certains d'entre eux, les cadres de proximité par exemple, subissent à tel point ces dispositifs que leur professionnalité même peut être remise en cause. en effet, de nombreuses réformes ayant pour objectif la modernisation et à la rénovation du système de santé, se sont succédées à un rythme soutenu depuis une quinzaine d'années en France. Ces réformes visent toutes l'intégration des soins et des services et à améliorer leur performance. elles impliquent une redistribution importante des responsabilités entre les différents niveaux du système de santé et mobilisent de nombreux dispositifs de normalisation et de transformation des activités de prise en charges des patients et usagers. Différentes études (Gadéa, 2009) ont montré le faible niveau relatif du taux d'encadrement dans le secteur hospitalier et plus généralement dans les structures de santé. elles montrent aussi la complexification des missions du système hospitalier et l'impératif accru de qualité des services rendus aux usagers. Les cadres sont mis au défi de porter la déclinaison d'une adaptation rapide de tous les agents aux nouvelles exigences posées tant par la tutelle politique que par les attentes publiques. la plupart des observateurs s'accordent ainsi pour estimer que le rôle des cadres a considérablement évolué, au point d'être devenu assez écrasant, protéiforme, avec un contenu croissant d'activités " invisibles ". la résurgence d'une demande forte de définition de soi par le métier, conjuguée à une plainte croissante de reconnaissance (mission De Singly 2009) interroge le chercheur sur les mécanismes de construction de l'identité au travail et révèle une incapacité des modes de gestion et de management à satisfaire l'aspiration à une meilleure reconnaissance de l'activité de travail et des formes d'engagement subjectif.nous pourrions donc observer la disparition du travail, l'occultation de l'exercice de la puissance de pensée et d'action des sujets, par ailleurs nécessairement engagée dans tout type de travail, alors qu'il faut rendre, organiser, mesurer ce qu'elle produit. les systèmes de contrôle et donc d'évaluation se polarisent désormais sur le couple objectifs-résultats, accompagné latéralement de procédures. on assigne aux agents des objectifs et on mesure les résultats obtenus relativement à ces objectifs. les procédures accompagnent et contrôlent à la fois, mais elles ne disent rien du travail réellement exercé, d'autant moins que ce travail est davantage intellectuel et relationnel. Ces systèmes font donc l'impasse sur la réalité et l'épaisseur du travail engagé, et donc sur la puissance des individus au travail (Zarifian 2010 ; Clot 2011). Ainsi, pour légitimes qu'elles soient, les démarches " performance " ou " compétence " qui ne questionneraient pas leurs fondements épistémologiques et ne prendraient pas en compte la complexité des organisations, des cultures qui les composent, comme la complexité des logiques d'intervention dans les champs sanitaire et social, risquent des effets de contre productivité. Ces démarches et les outils de gestion associés ne feraient alors que contribuer aux mouvements apparent de rationalisation du travail et de contrôle des activités, mais qui paradoxalement, ratent l'essentiel du travail : la part d'initiative, d'invention, de création et de sens que les professionnels mettent en œuvre.la question sera donc de voir comment les dispositifs de normalisation percutent les formes héritées du travail des cadres jusqu' à rendre invisible le travail luimême et éphémère toute forme de professionnalité stable.