Le problème de l'authenticité des sources pour l'histoire de la chimie ancienne
Résumé
L’historien de la chimie ancienne se trouve confronté à l’obligation de se réapproprier ce que des générations d’ésotéristes plus ou moins savants ont travaillé à soustraire à l’histoire des sciences : l’alchimie. Cette discipline s’est en effet vu récuser à la fois son caractère scientifique et sa dimension historique. L’alchimie ne pouvait être une science positive aux yeux de ceux pour lesquels elle constituait le modèle d’une démarche essentiellement spirituelle. Elle ne pouvait pas avoir d’histoire, avec son lot de querelles, d’influences, de ruptures et de progrès, mais tout au plus une chronologie retraçant les étapes de la transmission des enseignements d’une tradition immuable. Paradoxalement, les préjugés scientistes sont venus renforcer les certitudes occultistes pour exclure du champ de la chimie les ouvrages alchimiques, surtout lorsqu’ils étaient attribués à des savants, soit en les déclarant pseudépigraphiques, soit en les considérant comme des fantaisies marginales.
Nous savons aujourd’hui que cette conception de l’alchimie, construite par les fondateurs de l’occultisme au XIXe siècle, est d’autant plus erronée que rien ne nous autorise à opposer chimie et alchimie, cette dernière n’étant rien d’autre que la chimie du Moyen-Âge et de la période classique, jusqu’au XVIIIe siècle. Mais pour retrouver ce qui, au yeux des hommes du XVIIe siècle comme Bacon, Descartes, Leibniz, Boyle ou Newton, constituait une sorte d’évidence, il a fallu que les historiens de la chimie procèdent à la fois à une requalification des textes qui nous sont parvenus, et à une redéfinition du champ de l’alchimie. On sera parfois amené à minimiser l’importance d’ouvrages qui n’étaient que des parodies ou des illustrations populaires, mais le plus souvent il convient de restituer le sens véritablement chimique d’ouvrages imagés ou cryptés dont le symbolisme avait été détourné. Parallèlement, ce travail conduit à retrouver dans des textes qui manifestent l’émergence d’une chimie nouvelle les marques de la tradition alchimique. Une communication devant l’Académie royale des sciences au début du XVIIIe siècle peut alors être rapprochée d’un traité hermétique du siècle précédent.
Une telle entreprise implique que l’on ait admis que la rationalité scientifique se manifeste dans des formes variées, qui ne peuvent être aperçues que par la mise en œuvre d’une méthode spécifique qui prenne au sérieux les textes qui nous semblent aujourd’hui les plus étranges, en détruisant les filtres mis en place aussi bien par une tradition occultiste qui déforme et obscurcit ce qu’elle transmet que par les lectures modernes d’une chimie qui voudrait éclairer les textes anciens par des concepts qui lui sont étrangers.