L’offre de scolarisation précoce en France à l’épreuve des réticences familiales
Résumé
L’École a toujours constitué en France un enjeu politique majeur entraînant de nombreux affrontements (Prost, 2007). Si Napoléon 1er organise la centralisation administrative du territoire pour mieux le contrôler (Dupuis et al., 2004), les Républicains, au travers des lois adoptées à la fin du XIXe siècle sur l’obligation scolaire et la gratuité des études, vont s’efforcer d’unifier la nation en s’appuyant sur l’école, et en particulier sur un corps d’instituteurs formés, les « hussards noirs de la République », œuvrant au déploiement de la langue française, animé par une volonté de promotion de valeurs citoyennes communes et une mission patriotique d’unification et de défense de la nation française humiliée en 1870-1871. Cette « centralisation idéologique », pour reprendre les mots de Claude Lelièvre (1991, p. 70), compte fortement sur la scolarisation de tous enfants pour les soustraire à l’autorité de l’Église et à la tutelle familiale. Le sociologue Émile Durkheim (1924) met également en évidence, à la même époque, cette lourde responsabilité qui repose sur les enseignants, investis non seulement d’une mission socialisatrice (intégrer le jeune au groupe social), mais aussi d’une mission normalisatrice et politique (réguler les comportements pour éviter qu’ils ne viennent troubler l’ordre social établi). Ces différents points de référence semblent bien caractériser l’école française, une école qui n’instruit pas seulement les enfants, mais défend et promeut aussi les valeurs républicaines, fondements d’une nation à unifier (Legrand, 2001).
En France, si l’instruction obligatoire est fixée depuis 1882 à l’âge de 6 ans, les écoles maternelles sont créées en 1881, succédant aux salles d’asile qui accueillaient d’abord les enfants des familles pauvres dont les mères allaient travailler à l’extérieur du domicile familial (Luc, 1999). Les écoles maternelles regroupent depuis lors les enfants dès l’âge de 3 ans, parfois 2 ans. À la suite du baby-boom des années postérieures à 1945 et à la faveur de la croissance de l’emploi salarié féminin, l’offre de scolarisation précoce se montre particulièrement attractive, relayée par des magazines qui vantent la créativité du bambin à grands renforts d’articles scientifiques et de témoignages parentaux (Doman, 1980). Même si le modèle de la petite école est longtemps défini selon « le modèle de la grande » (Luc, 2010, p. 14), malgré les combats de l’inspectrice générale Pauline Kergomard qui veut la centrer sur la socialisation et le jeu tout en en faisant un réel lieu de mixité sociale (Plaisance, 1996), de nombreux parents sont désormais attirés par une école qui doit permettre au jeune enfant d’explorer son potentiel et de le faire croître dans un environnement structuré et socialisateur. De ce fait, l’école maternelle est alors fortement plébiscitée et connaît un essor considérable (Plaisance, 1978). Dans les années 1960-1970, « l’inscription en école maternelle des enfants de 3 ans est passée de 35 % à 90 % et de 60 % à pratiquement 100 % pour ceux de 4 ans » (West, 2016, p. 20). Le taux de scolarisation des enfants de 2 ans augmente aussi fortement entre 1970 et 2000, passant de 17,9% à 34,3% (DEPP, 2018). Pour autant, ce sont les familles les plus cultivées ou celles qui reconnaissent les apports positifs de la culture érudite qui profitent le plus de l’offre préscolaire (Plaisance, 1986). Comme l’analyse Jean-Noël Luc (1988, p. 115), « ce sont les familles bourgeoises, celles où la fonction maternelle s’est professionnalisée, avec un renforcement du rôle pédagogique, celles encore où la perception savante de la petite enfance et de son importance est la plus répandue, qui ont le mieux formulé et mis en œuvre cette complémentarité entre l’action de la maternelle et l’action de la mère », a contrario des réalités anciennes des salles d’asile. La réussite scolaire semble ainsi en grande partie reposer sur un habitus qui s’accompagne d’une mobilisation familiale voire d’un surinvestissement parental dans un projet scolaire où la transmission du capital culturel constitue sans conteste un atout indéniable dans la compréhension des attendus et des implicites scolaires (Perrenoud, 2013). Alors que certains enfants ne parviennent pas à s’approprier les mécanismes de décodage, de compréhension et d’adaptation aux évolutions du curriculum, aux règles du vivre ensemble et aux exigences des enseignants (Forquin, 2008 ; Joigneaux, 2009), d’autres bénéficient dès leur plus jeune âge des repères qui leur permettent, par le jeu des dispositions sociales et de l’héritage familial, de se construire des schèmes mentaux et comportementaux adaptés aux situations scolaires d’apprentissage (Lahire, 1995).
Comment dès lors élargir la scolarisation précoce aux familles qui n’ont pas cette connivence avec le monde scolaire ? Quels sont les stratégies et moyens institutionnels mis en place pour inciter les familles les plus éloignées de l’école à s’en rapprocher et à se saisir de cette offre ? Les études de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) mettent en évidence un net recul de la préscolarisation où l’on est passé de 35 % au début des années 2000 à environ 12 % depuis 2012 (Abdouni, 2016, p. 1-2). Plusieurs raisons sont susceptibles d’expliquer cette forte diminution : certaines communes n’ont plus réussi à satisfaire la demande croissante de places pour les petits enfants ; l’école maternelle est encore perçue comme s’alignant trop fortement sur le fonctionnement de l’école élémentaire, ce qui dissuade les familles désireuses de promouvoir le développement et l’épanouissement individuels de l’enfant; l’offre à destination des tout-petits s’est diversifiée et certains parents, qui optaient volontiers pour l’école, choisissent à présent d’autres modes de prise en charge : garder l’enfant à la maison, le confier aux grands-parents ou à des proches, recourir à une assistante maternelle ou encore choisir la crèche (municipale, familiale, associative), le jardin d’enfants, le jardin maternel, le jardin d’éveil (Garnier et al., 2016), se tourner vers les centres favorisant les pédagogies alternatives (comme les écoles Montessori).
Au-delà des raisons organisationnelles, fonctionnelles tout autant que personnelles qui sont ici invoquées, nous souhaitons approfondir cette thématique en essayant de mieux comprendre ce qui motive précisément cette prise de distance par rapport à l’école. Nous avons ainsi entamé une recherche extensive, le premier volet (2015-2016) portant sur les freins à la préscolarisation dans des quartiers de la politique de la ville, le deuxième (2016-2017) sur l’implication parentale dans le processus éducatif . De manière globale, les résultats de cette étude montrent, chez la plupart des familles interrogées, une réticence voire une résistance face à la scolarisation des enfants de deux et trois ans. Nous proposons ici d’en examiner les contours et les motifs. Trois entrées thématiques alimentent notre analyse : nous examinons tout d’abord le sens et la portée des offres institutionnelles de scolarisation précoce, avant de mettre l’accent sur la réception qu’en font les familles. Nous étudions enfin les effets de cette distance voire cette méfiance vis-à-vis de l’école au regard des enjeux sociétaux de citoyenneté.